Il est cinq heures du matin. Quelque chose m'a réveillée en sursaut, un bruit peut-être, ou un cauchemar, je ne sais pas. Je ne sais plus. Mes jambes tremblent et je m'efforce tant bien que mal de calmer mon coeur affolé dans ma poitrine. J'ai chaud, mes mains sont moites et l'angoisse déferle en vagues puissantes dans mon esprit, m'effrayant chaque seconde un peu plus. Des gouttes salées glissent sur mes joues, que j'essuie promptement. Je m'oblige à m'asseoir doucement, à controler ma respiration pour ne pas mourir d'asphyxie et je tends l'oreille : rien. J'attends comme ça quelques secondes, quelques minutes peut-être. Puis, une fois un peu plus sereine, mon regard se tourne instinctivement sur l'enveloppe blanche déposée la veille sur ma table de nuit. D'un geste brusque de la main, j'écarte tout ce qui est autour : bagues, réveil et vase se fracassent sur le sol. Je me saisis de l'enveloppe, et voilà que mon coeur refait des siennes. Je prends une grande inspiration et l'ouvre, faisant glisser son contenu sur le drap bleu azur avant de la jeter par terre. J'examine tout ça avec un sourire satisfait : il ne m'a pas menti, c'est du bon.
Pourquoi je m'apprête à me rouler un joint à cinq heures trente ? Je ne sais pas. Il y a bien longtemps que je ne suis plus maitresse de mes propres actes. Ma main saisit le briquet rouge par terre et je m'en vais sur le balcon. Un souffle glacé accueille mon premier pas dehors. J'admire un instant les flocons dansant devant mes yeux, puis je porte la roulée à mes lèvres gercées et rougies par le froid. Après quelques secondes et plusieurs jurons, je réussis enfin à tirer une flamme de mon pauvre briquet. Une bourrasque soulève mon tee-shirt, je tremble et mes pieds sont congelés, mais je m'en fous. Je m'en fous car dans quelques instants, mon corps ne sentira plus rien qu'une immense chaleur, et mon esprit ne fera plus attention à toute cette neige, il sera ailleurs, dans un monde bien plus beau que celui-là. Je tire une première longue bouffée. La fumée vient embraser mes poumons avant de ressortir par mes lèvres entrouvertes; je la regarde un instant avant de ressentir cette chaleur irradier ma poitrine. Les arabesques de trainées blanches disparaissent doucement, se brouillent pour faire place à de nouvelles images, de nouveaux sons. Je laisse mon âme vagabonder au gré de ses envies. D'anciennes scènes me reviennent alors en tête, des sortes de flash back, et mon cerveau est soudainement envahi par des voix, des rires qui ne sont pas les miens. Des rires d'enfants..
Premier flash back. J'ai sept ans. Sept ans, c'est un âge où on découvre encore beaucoup de choses, et où nos yeux n'ont pas fini de s'émerveiller du monde qui nous entoure. À sept ans, on est encore naïfs et inconscients. Il fait chaud, le soleil brille sur un petit parc et une petite fille tourne devant moi en riant. Elle est belle, et s'appelle June. L'évocation de son prénom m'arrache un tendre sourire, et me rapelle d'autres images, d'autres souvenirs. Cette fois, c'est dans un bois. L'odeur des arbres vient chatouiller mes narines, et mes pas résonnent encore dans ma tête. Elle court devant moi, me défiant de l'attraper. Le son de mon rire survient alors, étrange et éclatant. Je cours plus vite jusqu'à arriver à sa hauteur. Je la prends par le bras eta retourne. Mes lèvres laissent échapper un « J'ai gagné ! » triomphant, et je m'approche d'elle. Nos lèvres se frolent, et ce n'est que beaucoup plus tard que je comprendrai l'importance de cet acte.
Son visage se déforme pour devenir celui de ma mère. Un frisson de dégout parcourt mon corps tandis que son parfum violent s'accroche à mon nez. Elle me sermonne et ses traits sont tirés. Elle est la seule à travailler, mon père ayant fui à ma naissance et moi-même étant fille unique. L'écho de ses paroles parvient à mes oreilles et torture mon pauvre cerveau. « Tu ne comprends pas, Charly ! Une petite fille n'embrasse pas une autre petite fille ! Ce n'est pas comme ça que ça se passe ! ». Ses mots se mélangent et forment un brouhaha agressif au sein de mon esprit. J'ai une dizaine d'années et ma mère m'a vue embrasser une amie, "pour rire". Ses yeux brulent de haine, et je me souviens parfaitement de ce jour là, où elle m'a giflée pour la première fois. Je tourne la tête. Vite, vite, oublier ces images, oublier ma mère, oublier ses mots..
Troisième flash-back. J'ai quatorze ans. L'adolescence.. Une période difficile durant laquelle notre corps s'éveille, apprend à désirer autre chose, une période durant laquelle notre coeur lui aussi évolue et se prend les premières baffes. Je suis chez Emma. Emma, seize ans, une jolie brune au charme ravageur, auquel je n'ai pas résisté très longtemps. Elle me tend un joint en riant, mais ce rire n'a plus rien d'enfantin. C'est un rire perçant, moqueur. Elle me traite de lâche, de gamine, alors je lui prends des mains et aspire tout ce que je peux. Je m'étouffe, mais je l'ai fait; je lui ai prouvé que je n'étais plus une enfant, que j'étais pas une "coincée" comme elle le disait si bien. Ah, l'adolescence.. C'est aussi une période pendant laquelle on essaie desesperement de vieillir, et on finit par grandir trop vite.. Ce jour là fut aussi ma première fois, je me rappelle de ses mains parcourant avidement mon corps, de son souffle chaud contre mon cou.. Puis ma jolie brune disparaît.
Quatrième flash-back. J'ai seize ans. Je crie de toutes mes forces, mes valises à la main. « Oui maman, ta fille elle est lesbienne. Ta fille elle a une copine, et c'est moche, parce que ça tu pourras pas le dire à tes putains d'amies. Mais t'inquiète pas, je me casse va. Je pars, et tu peux déjà commencer à m'oublier, parce que tu ne me reverras jamais ! ». Première porte claquée, première année de galère à être dépannée par des amies qui, je le reconnais, sont en or. J'ai arrêté mes études, loin d'être brillantes, pour me lancer dans des petits boulots. C'est à partir de ce moment là que ma mère, sûrement rongée par la culpabité, a commencé à m'envoyer de l'argent chaque mois. Je prenais à peine assez pour survivre, je mettais le reste de côté. Je n'ai pas eu de véritable ambition jusqu'à l'age de..
Dernier flash-back. Dix neuf ans. J'ai entendu parler de l'action de Mila Nola et de la Croatie. Je rêve d'y aller, et je le sais, ma place est la bas. Je commence à prendre des cours de langues jusqu'à parler couramment le croate, et j'économise pour me payer le voyage. Bien-sûr, je n'ai rien prévu et je ne sais même pas comment je vais pouvoir me débrouiller une fois arrivée à Zagreb, mais j'ai déjà accumulé une petit fortune grace à ma mère.. Mes pensées s'emportent doucement..
Mes yeux s'ouvrent timidement, aveuglés par le blanc éclatant de la neige. Je jette le mégot un peu plus loin et rentre au chaud. Je titube un peu et m'appuie difficilement contre le mur. Mon visage se lève vers la pendule et je mets un temps infini pour déchiffrer l'heure.
Aujourd'hui, j'ai vingt ans. Il est six heures et je prends l'avion dans moins de trois heures. Et ce n'est qu'aujourd'hui, que ma vie commence véritablement.